Les salariés sacrifiés de l’économie sociale et solidaire

Qu’appelle t-on « gouvernance et management  démocratiques » dans les associations gestionnaires sans but lucratif ? Intervention de Marc Dumond, formateur en travail social et délégué syndical CGT des établissements Croix Rouge en Limousin, lors du 9ème Congrès de l’Union des Syndicats départementaux Santé- Action Sociale CGT- Haute Vienne.

Introduction

Un management dur, des salarié-es en souffrance

Alors que nous fêtions l’anniversaire de la loi du 23 mars 1884, créant les syndicats ,nous apprenions qu’une de nos collègues et camarade, déléguée du personnel à l’Institut régional de Formations Sanitaires et sociales d’Auvergne à Moulins, institut géré par la Croix Rouge Française, venait de voir sa mise à pied de 3 jours annulée par le Conseil des prud’hommes.

En effet, c’est après sa prise de fonction de déléguée du personnel CGT, que ses relations s’étaient dégradées avec sa directrice. Ainsi le conseil des prudhommes a considéré que la situation conflictuelle avec sa direction, postérieure à son élection, ne saurait être considérée comme un agissement fautif.

Comme chacun a pu le lire dans La Montagne- Moulins, le défenseur du syndicat CGT qui a assisté notre collègue ne s’attendait pas à ce type de management « dur » dans cet établissement associatif faisant partie du périmètre de la nouvelle loi de l’économie sociale et solidaire. Cette loi est sensée préserver une « gouvernance démocratique » dans les associations, mutuelles, coopératives.

La secrétaire de l’Union des syndicats départementaux CGT de l’Allier ( Santé et Action sociale ) découvre alors qu’en 2 ans, 7 démissions, 4 ruptures conventionnelles, 2 mises en inaptitude et un licenciement ont eu lieu dans cet établissement !

La responsable syndicale signale au journaliste qu’elle s’est entretenue avec certains de ces salariés et dit  « qu’ils étaient détruits » . 

Alors, ne peut-on pas parler de sacrifice des salariés de l’économie sociale et solidaire ? Quelle étude de ces faits existant dans de nombreuses associations, avec des employeurs qualifiés de sociaux ?

Des employeurs loin du solidaire et du sociale

Rappelons que les employeurs de la branche associative sanitaire et sociale sans but lucratif révisent l’ensemble des conventions collectives du champ d’activités. Les pouvoirs publics ne financent plus qu’à la portion congrue leurs missions de service public. La pression est énorme sur la masse salariale. Ainsi ces établissements diminuent l’ensemble des droits et des salaires de leurs personnels et amènent ces entreprises associatives vers les règles de l’univers marchand.

Ils profitent même de la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire pour adhérer à un nouveau groupement d’employeurs qui, déjà, souhaite faire des propositions de réforme visant une autre phase de la destruction des conventions de la branche associative !

Association-entreprise : l’obsession comptable

Les salariés depuis 10 ou 20 ans dans ces associations venaient y travailler pour participer à un projet associatif basé sur l’utilité sociale et les valeurs humanistes. Ils se trouvent pris dans des orientations calquées sur l’obsession comptable et gestionnaire.

La Croix Rouge, par exemple, est devenue en 2012, en changeant ses statuts : « association-entreprise ». Quelques mois après ,elle crée une filiale : Croix Rouge insertion, en créant aussi un accord de travail moins disant donc des salaires plus bas. En 2013, elle revoyait à la baisse la convention collective….

Elle a séparé depuis quelques années la « gouvernance » du management. Ainsi, ce sont les directeurs salariés et le management de proximité qui gèrent les contrats de travail et les relations avec le personnel salarié (environ 18000 salariés dans toute la France). La direction rend compte aux administrateurs bénévoles de l’association gestionnaire lors des conseils de surveillance.

J’ai mobilisé des références de sociologie du travail, de sociologie des organisations mais aussi de psychosociologie pour essayer de comprendre pourquoi ces rapports sociaux au travail mutent.

Ainsi, nous allons voir les tendances de nouvelles dominations au travail et leurs applications dans la culture associative. La mise en œuvre de la démarche « qualité » dans cet univers de travail corrobore les transformations en cours.

Identité associative, identité au travail et tentation affective omniprésente

L’identité associative

A. Une substitution de références

Une association est constituée d’une culture singulière héritée et inscrite dans des valeurs d’humanité et de solidarité. Le fait d’associer les salariés amène une production hybride de l’association. Le projet associatif devrait alors être porté par tous les acteurs au moyen d’ une « démocratie participative co-construisant l’objet social . »  

Or, la volonté de « déstabilisation » des repères des salariés associatifs, à l’exemple des modèles de l’entreprise lucrative et des politiques publiques (RGPP) amène une centration sur les indicateurs de gestion comptable décidés au sommet de la structure associative.

Dans le même temps avec la démarche « qualité » qui s’installe dans les années 2002, avec la loi de modernisation sociale, un nouveau langage s’impose aux structures. Cette novlangue orwellienne (George Orwell,1984) se superpose à la culture basée sur les sciences humaines, sociales, médico-sociales, de l’éducation pour les centres de formation.

Ces courants de pensée, ces « manières de voir » enracinées dans le socle des valeurs et pratiques professionnelles des groupes composant l’association gestionnaire, sont maintenant mises en biseau par la pénétration d’un langage conçu pour les sciences de gestion !

Cette superposition de langage n’est pas neutre si nous en croyons Pierre Bourdieu dans  « ce que parler veut dire », les salariés ne se réfèrent pas, dans leur identité au travail à ces concepts forgés pour introduire un nouveau corps professionnel et constituer, de toutes pièces, par ce langage abscons pour initiés, un nouveau pouvoir interne.

Dès 2008, toute entreprise doit se soumettre aux fourches caudines de la certification ISO 9001. Elle est sensée lui permettre d’obtenir une place dans l’univers marchand concurrentiel sous couvert d’apporter satisfaction au « client. »

B. La dérive techniciste

Ces diktats produisent une « perte du plaisir de travailler » car, comme l’écrit Christophe Dejours, la différence n’est pas faite entre travail réel et travail prescrit. Cette méconnaissance du travail réel (exemple du travail relationnel dans les soins) « entraîne de fait l’absence de reconnaissance du travail fait (a fortiori du travail bien fait) ».

La participation est confisquée (démarche projetée par un pouvoir externe et qu’il est obligatoire de mettre en œuvre en interne !) L’habileté des dirigeants est de faire croire que les salariés peuvent s’emparer de cette démarche en pratiquant un management pseudo-participatif (c’est vous qui faites le projet d’entreprise, c’est votre projet) alors que les deux conséquences à cette relégation de la réflexion et à la redistribution des pouvoirs aux bureaucrates et aux gestionnaires sont la sclérose des pratiques et la perte d’un outil de travail (qui n’est plus, paradoxalement)au service des citoyens- usagers. Yves Clot parle, lui, ne l’oublions pas, de « qualité empêchée.. »

Pour conclure ce paragraphe, revenons 20 ans en arrière : Jean Pierre Le Goff ,en pleine mode de l’entreprise capitaliste et de son « éthique », analysait de nombreuses chartes et concluait :  « coupée de toute réflexion libre et autonome, l’éthique en entreprise se trouve réduite à un outil de management servant à encadrer et à tenter de modeler les comportements. Peut-on pousser plus loin pareille dénaturation du sens? »

Produire ces normes dans les associations sans but lucratif n’est ce pas un alibi qui, sous couvert de modernité induite par les employeurs de l’économie sociale, nous amène à une idéologie « unique » de la gouvernance et du management? .

L’identité au travail

« ..ce dont il s’agit…c’est de la complexité des rapports sociaux. Pour se la représenter,il faut aller jusqu’à comprendre comment se produit la singularité. » Yves Clot (in JE, sur l’individualité, Messidor Editions sociales.)

Exercées dans une association et enserrées historiquement dans une idéologie catholique sociale, nos professions d’infirmier, d’éducateur, d’assistant de service social, de formateur s’inscrivent dans une triple culture. D’abord une culture du bénévolat, ensuite une culture du dévouement pour l’usager, le patient et enfin une culture de la relation .

Les nouvelles dominations au travail s’installent sur cette base culturelle en introduisant une nouvelle culture du résultat et donc de la performance.

Les deux tendances fortes sont le retour du modèle taylorien de division des tâches et « la soumission librement consentie du salarié à l’autorité ». Ces deux modèles peuvent se combiner pour des emplois de statuts différents dans une entreprise associative .

Ce sont les professions intermédiaires (infirmiers, éducateurs, assistants sociaux) et les managers de proximité associatifs qui semblent s’adapter le plus facilement au deuxième modèle cité ci-dessus.

A. L’individualisation pour soi,le gommage du rapport à autrui au travail.

Affublés du vocable de « collaborateurs », ces salariés sont invités à se soumettre de leur propre chef.

Le mythe de l’équipe (et de la stratégie ) consensuelle et de la grande famille s’installent dans la triple culture détaillée précédemment sous fond, il est vrai, de peur de l’avenir vus les effets de la crise capitaliste.

Ces attitudes et comportements conditionnés du « groupe leader » font perdre toute référence aux rapports sociaux au travail basée sur les statuts, règles du paritarisme et de la négociation collective d’une part et toute mobilisation ou solidarisation avec des luttes sociales, d’autre part.

Ce manque de référence est accepté par certains salariés car « l’arrangement »leur est favorable. Ils veulent « de la souplesse ». Ils managent leurs intérêts individuels en acteurs stratèges, ne s’intéressent que pour leur profit aux accords de travail.

L’employeur qui instaure ces relations, où tout se discute entre individus, devient une autorité digne de confiance à laquelle il faut donner satisfaction à son tour. Le rapport donnant -donnant va devenir un rapport de connivence. Il va prévaloir dans la culture d’entreprise. C’est ainsi que l’ensemble des régulations au travail deviennent individuelles.

Ces attitudes de rupture consentie avec « la négociation collective vectrice de justice sociale » ne sont pas nouvelles (les « favoris », les « bien placés ») mais elles prolifèrent. Les valeurs associatives et le collectif sont en tension et sont aussi dans un processus de délaissement dans certaines associations.

Ces nouvelles dominations douces au travail amènent insidieusement le salarié à se sentir concerné en tant que personne et non pas en tant qu’acteur dans un système de travail !

B. Une psychologisation des rapports de travail à l’œuvre dans la société globale et dans les organisations

Manager le développement personnel: « salarié,tu es mon frère, je vais t’aider à t’améliorer ! »

En effet « les individus sont aujourd’hui enjoints à assumer la responsabilité de tout ce qui leur arrive », Alain Ehrenberg a pourtant démontré que ce trop plein de responsabilités prises à son compte construisent un « homme hyper-moderne »qui devient « fatigué d’être lui-même. »

Michel Maffesoli écrit, quant à lui, que ce n’est plus  l’individualisme contractuel qui prévaut , mais l’émotionnel de la tribu.

Ce modèle : l’hyper- responsabilisation, comme si tous les salariés avaient le même statut et étaient responsables de tout à leur poste de travail, entraîne apathie politique, désengagement et résignation ainsi que la chute de toute déontologie professionnelle.

Ces méthodes de management cadrent bien avec la vague du développement personnel qui sublime la personne. Le credo de cette idéologie : il faut tout prendre comme une opportunité pour se relancer, accompagné d’un coach (le chômage est vu comme un moment de mobilité, une chance!!!!)

Ce modèle vise implicitement à écarter le salarié associatif de toute tentative de se regrouper pour constituer un rapport de forces.

Pour qu’il ne s’affronte ni ne se confronte avec les décideurs du système, il faut le faire se percevoir comme partie prenante (un rouage!). C’est peut-être le comble de l’auto-aliénation !

La compétence et l’intelligence collectives sont seulement «convoquées» pour correspondre à une norme exogène qui souhaite, par des simulacres participatifs, que le changement se passe sans conflit de travail, sans conflit au travail…

Si le salarié contribue fortement au projet, il est intéressant d’observer quelle est sa rétribution réelle : salaire amélioré? plus de congés? une promotion ou simplement des mots d’encouragement. Les incantations au devoir de « se retrousser les manches » lors du pot de fin d’année peuvent être aussi la seule rétribution observable du salarié.

Les objectifs dits « d’amélioration de la qualité » sont inscrits dans cette conception purement psychologique et relationnelle de la représentation du conflit. Ce dernier ne saurait être social il faut qu’il provienne seulement de (mauvaises) relations interpersonnelles.

Au regard de ces éléments, la structure du pouvoir devient auto-centrée (elle se recentre sur le président ou(et) le bureau de l’association gestionnaire ou(et) son directeur salarié, ou(et) une oligarchie de managers…). Cette nouvelle culture peut s’entourer d’une tentation affective omniprésente.

L’association et la tentation affective

A partir du moment où le rapport social au travail est gommé, le management à l’affectif peut s’installer sur les scories d’une culture dite de proximité. En effet, dans les petites structures d’une dizaine ou une vingtaine d’employés, les salariés se connaissent bien.

Le groupe qui partage le pouvoir vit des luttes d’influence nombreuses en son sein (entre-soi). Il peut aussi engendrer une personnalisation du pouvoir (le schéma mental du « chef « prévaut). L’atmosphère peut alors respirer sournoiserie, hypocrisie, humiliation et surtout lutte d’égos. L’autoritarisme et le harcèlement ne sont jamais très loin.

Les mécanismes relationnels décrits ci dessus et ci -après se basent sur une situation réelle. Le directeur adjoint d’un établissement ( licencié pour faute grave) donnait les meilleurs plannings à son « clan » d’aide-soignantes qui stigmatisait les autres professionnelles . Ce directeur adjoint salarié cautionnait ces comportements pour laisser le contrôle des personnels aux « élues », adoubées.

Ce type de management ne produit pas les mêmes effets dans tous les établissements lorsque le tout-affectif s’installe mais l’ambiance de travail est fortement dégradée et porte préjudice à l’engagement Professionnel auprès du public reçu.

A. Qui désigne les salariés « méritants » dans l’association ? Et les rejetés ?

Dans ces réalités associatives,les bénéfices et les plus-values (gratification par la formation par exemple) sont donnés aux sujets conformes à la norme du groupe instaurée par le(s) leader(s) (autoproclamé(s) ou légitimé(s) par son(leur) statut(s)15

Le déviant est « celui qui a un ensemble de conduites que les membres du groupe jugent non conformes à leurs attentes et à leurs normes et valeurs et qui, de ce fait, risque de susciter, de leur part, réprobation et sanctions ». Dans ce type de de pouvoir, le syndicaliste, le dissident peuvent être stigmatisés au nom de la « mauvaise ambiance » qu’ils amèneraient dans l’institution et surtout au nom de de la mauvaise image donnée à l’extérieur.

Le but est de désigner comme passéistes et résistants au changement les porteurs d’ idées et de positions politiques alternatives et de faire combattre leurs comportements par des affidés. Une version subtile du « diviser pour régner ».

Dans le processus de rejet du groupe, la progression de la logique va jusqu’à l’isolement de certains dans l’entreprise.

Rappelons d’abord que le management humain (au contraire du management à l’affectif) d’une organisation est garant de toutes les règles collectives respectant les droits des salariés et créant même des nouveaux droits et reconnaissances par la participation et la négociation !

Quelles actions faut-il mener pour sortir de ces mécanismes d’individualisation ?

  • Si le(s) groupe(s) qui détien(nen)t le pouvoir s’autofonctionne(nt) : il est urgent d’introduire une loi venue de l’extérieur qui doit être le droit du travail, le conseil des prudhommes, toute régulation collective et légitime qui était vue comme gênante, dérangeante et sans intérêt tant la tentation affective dominait et apportait protection et avantages secondaires à un clan.
  • Faire de l’éducation populaire au sein des structures en rappelant les références associatives:une mission de service public, une participation sans faux-semblant de l’ensemble du personnel au projet.
  • Communiquer et se battre en s’alliant avec d’autres syndicats et associations professionnelles sur le sens et les principes associatifs mais aussi en revendiquant des financements légitimes aux pouvoirs publics décentralisés (sous fond d’économies d’échelle dans les concurrences territoriales.)
  • Communiquer et se battre sur les conventions collectives, les accords de travail, les droits des salariés pour faire collectif par des groupes de travail et des temps forts de solidarisation et de lutte(s).

Conclusion

C’est un combat citoyen pour que la santé et l’action sociale et la formation à ces métiers soient des piliers d’un service public ambitieux et de qualité et pour que ces entreprises associatives ne soient pas simplement destinées, dans un proche avenir, à la charité ou à la simple prestation marchande.

La « société est malade de la gestion ». Ne laissons donc pas vider de son sens l’économie sociale et solidaire dont les syndicats, associations, mutuelles, coopératives sont les héritiers.

Cet héritage nous donne le devoir syndical de dénoncer la situation des salariés de l’ESS.

Avec la création du pôle international de ressources de Limoges et du Limousin,la tendance est à encenser ce type d’économie dans notre région. Comment nous préoccupons nous des salariés des 3000 entreprises employeurs de cette forme d’économie en Limousin ? Sont-ils dans une dimension émancipatrice de leur travail , quels droits faire respecter, quels nouveaux droits créer pour ces acteurs premiers des mutuelles, coopératives, associations ? Que signifie « gouvernance démocratique » dans la loi Hamon ?

« Ceux qui luttent peuvent perdre,mais ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu. » Berthold Brecht

Entrons donc dans une démarche de contre-pouvoir par une parole politique et montrons sa légitimité aux salariés : un autre projet est possible !

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